La voix
des Tatuyos
Louis Bidou et Norman Tahrat
Colombie, Vaupes, 2013
Mot de passe : rumikumu
L'histoire du film
Alors que la mondialisation et l'intensification des échanges entre populations amènent à une forme d'uniformisation des valeurs culturelles, certains peuples autochtones, résistent et s’organisent pour conserver leur patrimoine culturel et leur mode de vie. C’est le cas des indiens Tatuyos que nous avons rencontrés en Amazonie Colombienne dans la région du Vaupés, dans l'objectif de leur rendre un fragment de leur patrimoine.
Mon père, anthropologue du CNRS à la retraite, nous a confié, à un ami et à moi, les enregistrements chamaniques recueillis il y a 40 ans sur le terrain : les «ketia – wadarike» mythes d'origine et les «baherike – wanorike», chants rituels. En 1991, un des fils des chamanes à l'origine des enregistrements, avait demandé leur retour pour de réapprendre de la voix de son père défunt.
Depuis le milieu du 20ème sicèle, ces indiens ont connu successivement l’influence des exploitants du caoutchouc, des missionnaires et des trafiquants coca. Les jeunes ont désinvesti la communauté, une partie des traditions s’est perdue, la transmission orale s’est effritée… La présence des FARC rendant difficile le voyage dans la zone jusqu'à peu, ce n'est qu'en 2013 que nous repartons pour le Vaupes.
40 ans après le voyage de mon père, que sont devenus les indiens Tatuyos ? Que signifie pour eux le retour de ces enregistrements?
Les Tatuyos
Les Tatuyos, société amazonienne segmentaire d’environ 300 individus, vivent dans des « malocas » grandes maisons collectives dispersées le long du cours supérieur de la rivière Pirá Paraná et abritant une famille étendue correspondant le plus souvent à une lignée ou à un lignage. Les Tatuyos appartiennent à la branche orientale du groupe linguistique Tukano et descendent d’un ancêtre mythique commun, l’Anaconda céleste ; ils sont tous parents entre eux selon le mode de filiation patrilinéaire.
On retrouve une machine AKAI 4000DS pour numériser les enregistrements de 1973 contenant les mythes Tatuyos
On retrouve une machine AKAI 4000DS pour numériser les enregistrements de 1973 contenant les mythes Tatuyos
© Confluences Humaines 2013
Ces images de 2013 et 2014 rentrent en écho avec les photographies de Jean Patrick Razon prises en 1974.
On retrouve la lignée de chef et chaman du clain ainé Tatuyo : ci-dessous Antonio Leon (2013) face à son père Omero (1974).
Pour retrouver l'atmosphère d'une maloca Tatuyo d'il y a presque un demi siècle, entrez dans la "Danse avec les feuilles".
Immersion sonore :
le rituel du Yurupari
Lors du rituel du Yurupari, les Tatuyos prennent la coca, prisent le tabac et consomment une plante de vision, le yagé. Le son des flûtes du Yurupari annonce le voyage vers le temps des premiers hommes, les temps des mythes : c'est le son émis par l'Ananconda Célèste lors de sa remontée originelle de l'Amazonie, créant la vie sur son sillage. Entre les récitations et les danses, les Tatuyos retracent collectivement dans la maloca le parcours de leurs origines.
Les flûtes de Yurupari ne peuvent pas être vues par tous, respectant le souhait des Tatuyos, nous ne partageons pas ces images et nous vous proposons une immersion sonore au sein de ce rituel primordial.
© Confluences Humaines 2013 © Jean-Patrick Razon 1974
Au delà du film
Le Pirá Paraná, affluant de l’Apaporis, s’écoule dans la région du Vaupés Colombien. Pour nous y rendre il nous a fallut d‘abord prendre l’avion pour Mitù (à 575 km de Bogota), chef lieu de la région. Nous avons ensuite pris une avionnette pour atterrir dans la communauté de Sonaña, la seule du Pirá Paraná ayant une piste d’aviation. Pour arriver jusqu’à la communauté de Hena où vivent les Tatuyos nous avons ensuite remonté la rivière en pirogue pendant une demi-journée.
Vaupès, Piara Parana
Représentations de l'espace dans la mythologie tatuyo (Indiens Tucano)
[article] Patrice Bidou, Journal de la société des américanistes
Nous avons bénéficié de l’autorisation de l’association des capitaines et autorités autochtones traditionnelles du Pirá Paraná (ACAIPI) pour atteindre cette région, très isolée, protégée et inaccessible aux visiteurs étrangers.
Selon la sagesse ancestrale, le Pirá Paraná est le centre d’un vaste espace appelé territoire des jaguars de Yuruparí dont les sites sacrés contiennent une énergie spirituelle vitale qui nourrit tous les êtres vivants du monde. Les chamanes sont les détenteurs de la connaissance ancestrale, des rites de protection et de guérison. Ils sont les garants de ces rites qui rythment les activités sociales selon la connaissance de leur environnement et des cycles naturels (remontée des poissons dans le fleuve, étapes de maturation des fruits, migration des oiseaux…).
Ces connaissances déterminent un ensemble de pratiques et de règles sociales qui a permis jusqu’aujourd’hui la préservation de leur environnement et la perpétuation de leur mode de vie.
Depuis le début des années 90 les communauté du Pira s’organisent pour renouer avec ce cycle vertueux et préserver leurs traditions au profit de la grande région amazonienne.
L'association des capitaines et des autorités autochtones traditionnelles du fleuve Pirá Paraná (ACAIPI) est fondée en 1996. Elle représente un groupe de quelques 2000 indiens appartenant principalement aux groupes ethniques Macuna, Barasano, Eduria, Tatuyo, Tuyuca, Itano et Carapana, organisés en 17 communautés et 35 malocas isolées.
Après avoir porté au niveau national la reconnaissance de la culture des peuples du Pirá Paraná, l’ACAIPI s’est tournée vers l’UNESCO. Ainsi depuis 2011 le savoir traditionnel des chamanes jaguars de Yuruparí est inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
Les connaissances ancestrales permettant aux indiens d’assurer l’équilibre de leur environnement, il est impératif de garantir un système de transmission effectif au sein de la communauté pour assurer l’intégrité de leur monde. Au fil des dernières années, pour faire face aux influences extérieures qui peuvent très largement déstabiliser leur culture, les indiens du Pirá Paraná ont investi des méthodologies occidentales et revisitent profondément leur système de transmission, autrefois empirique.
Aujourd’hui c’est toute une organisation politique, économique, pédagogique et traditionnelle qui est mise en place au travers des capitaines de communautés, des enseignants et des chamanes dans le but de faire reconnaître ce patrimoine exceptionnel et de le faire perdurer à travers les nouvelles générations.
L’ACAIPI travaille à la reconnaissance par le gouvernement d’un système éducatif « Educación para la vida » mis en place dans les communautés et basé sur la cosmologie indigène. Le Ministère de la Culture Colombien rémunère les indiens qui compilent les connaissances liées aux lieux sacrés sur de nouveaux supports écrits. Désignés chercheurs sur l'environnement, ils pourraient devenir les autorités environnementales de la région.
En juillet 2010, l'ACAIPI et le Ministère de la Culture Colombien rédige le plan de sauvegarde des savoirs des jaguars du Yurupari pour la bonne gestion de monde des groupes autochtones du Pirá Paraná.
Voici comment, Benedicto Ortega, de la communauté Puerto Ortega (peuple Barasana et Bara) introduit le texte :
"Nous sommes les enfants du Cosmos
les descendants de l'Anaconda Céleste
Les ~ Hida sont les enfants du soleil, les maîtres du firmament
Nous savons gérer le temps, le climat
Nous sommes les enfants de la Terre
les enfants de Yeba Yeba Haki, notre ancêtre
Il est le père de la Terre, le maître des arbres
Nous sommes enfants du même père
Nous sommes les dépositaires de la vie
Nous sommes les descendants légitimes du Grand Anaconda Yuruparí
Le Cuya Biki ~ Bido Koa est la planète elle-même
dans laquelle se trouve cette matière brillante
Ils ont dit qu'on ne pouvait pas la toucher car c'est très sacré, inviolable
La rivière des eaux d'origine de l'Humanité, le Pirá Paraná,
regorge de lieux sacrés qui assurent la vie pour tous.
C’est pourquoi il est absolument nécessaire de la sauvegarder
Nous sommes les gardiens de cet élément vital.
La pensée de notre ancêtre Kata Yai (Jagua Pava)
a visité tous les endroits où se trouve cet élément pur et lumineux
Sa tournée s'est terminée dans les étoiles.
À nous tous Les descendants de l'Anaconda Céleste
Les descendants de l'Anaconda de guérison
Les descendants du poisson Anaconda
Les enfants de Yeba, Les gens de l'eau
Les Créateurs nous ont donné ce territoire depuis l'Origine
Nous venons du Centre du Monde
Nous partageons cette même grande maison
Nous vivons sur notre territoire d'origine, dans les limites établies par les Créateurs
Voici ce que les anciens m'ont dit.
Dessin de l'univers par le chamane Barreto, légende Patrice Bidou 1973
Toute l'organisation de recherche, d'investigation et de recensement des Indiens du Pirá sur leur propre culture est un travail réflexif inédit qui a donné naissance, en collaboration avec l’association Gaia Amazonas, au livre "HEE YAIA KETI OKA", le territoire des jaguars du Yurupari.
Ecrit de concert entre les peuples Barasana, Eduria, Itana, Makuna et Tatuyo, ce livre de près de 500 pages, illustré de nombreux dessins et photos parcourent la mythologie du Pirá Paraná et ses lieux sacrés, les règles régissant les relations avec leur environnement, les organisations sociales... toutes une encyclopédie autochtone pour retranscrire le système traditionnel de connaissances comme un bien collectif des peuples du Pirá Paraná, une part du patrimoine immatériel de l'humanité.
La fondation Gaïa Amazonas a désormais mis ce livre en libre accès sur leur site internet.
Ce mouvement pour l'autodétermination des gens du Pira Parana est toujours en cours, comme en témoigne les rapports de la fondation Gaïa Amazonas et de l'ACAPI en 2020 :
- Diagnóstico del Gobierno Propio Indígena
- Estrategia de Gobernanza Ambiental 2020